Une pratique française du droit pénal des affaires à l’épreuve de la mondialisation
La loi Sapin II a doté l’arsenal législatif français de mesures permettant la légitimation et l’extension de pratiques déjà existantes dans des dossiers transfrontaliers, notamment via la Convention Judiciaire d’Intérêt Public (“CJIP”). Néanmoins, en ce domaine, la pratique française du droit pénal des affaires reste influencée par des pratiques, des concepts et des enjeux venus de l’international non encore appréhendés en droit français.
Le paysage juridique français a été profondément modifié ces quinze dernières années en raison des poursuites et des accords imposés aux entreprises françaises par des juridictions étrangères, notamment par les autorités de régulation étasuniennes et le Department of Justice (“DOJ”)1. Face à l’extraterritorialité des normes américaines et à l’internationalisation de la défense des entreprises françaises, les pratiques nationales du droit pénal des affaires ont évolué, les avocats devant prendre en compte des concepts importés de l’étranger, telles les enquêtes internes, mais également de nouveaux paramètres dans les stratégies de défense mises en œuvre, telle la coopération avec les autorités.
La pratique du droit pénal des affaires à l’épreuve des enquêtes internes
Ces investigations au sein de l’entreprise – menées très largement par des cabinets d’avocats indépendants et spécialisés engagés par cette dernière – ont pour vocation de permettre l’élucidation des faits, et ce, afin de lui éviter un procès long, coûteux et souvent déstabilisant pour sa stratégie commerciale et réputationnelle voire risqué pour certaines activités réglementées car pouvant entraîner le retrait de l’autorisation d’exercer.
Cette pratique, courante aux Etats Unis d’Amérique, a été importée alors que des entreprises françaises se sont retrouvées poursuivies par les autorités étasuniennes. Pour autant, ce recours à l’enquête privée, diligentée par des cabinets d’avocats, interroge alors qu’aucune norme française ne le régit. En effet, cette approche pragmatique de l’auto-investigation bouleverse l’équilibre traditionnel de la procédure pénale française où l’enquête est menée par les services de police sous l’autorité d’un magistrat2, et où la personne entendue à des droits spécifiques3.
De facto, des règles ont été appliquées, souvent en mimétisme des pratiques anglosaxonnes mais parfois en adaptation de normes françaises déjà existantes.
Ainsi, lorsqu’une enquête interne est lancée, plusieurs enjeux sont étudiés au regard du droit français. Il en va ainsi par exemple des impératifs de protection des données personnelles et du respect du droit du travail français. Si les données d’une messagerie professionnelle sont copiées puis étudiées, il est acquis que les messages identifiés comme personnels par le salarié sont écartés conformément à la règle française en la matière4. De même la loi de blocage trouve application dans ces enquêtes où il est fait recours à l’application des traités d’entraide pour permettre la communication de renseignements d’ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique aux autorités de régulation étrangères5.
En parallèle de cette application des règles françaises, les praticiens du droit pénal des affaires transfrontalier s’étaient interrogés sur les règles à appliquer en matière de confidentialité des échanges ou de protection des droits des salariés en cas d’interview. Ils avaient alors transposé certaines pratiques en cours aux Etats-Unis, notamment l’UpJohn Warning américain6.
Puis de la pratique est née la norme. Le 13 septembre 2016, le Conseil de l’Ordre de Paris a adopté le “Vademecum de l’avocat chargé d’une enquête interne”. Outre un rappel de l’application des principes déontologiques de la profession d’avocat, ce vademecum impose à l’avocat d’expliquer sa mission et le caractère non coercitif de celle-ci à la personne entendue. Il doit également lui préciser que leurs échanges ne sont pas couverts par le secret professionnel à son égard et que ses propos pourront être, en tout ou partie, retranscrits dans son rapport. Enfin, une obligation de notification du droit d’être assisté d’un avocat s’impose à l’avocat enquêteur lorsque le salarié apparaît impliqué dans les faitshttp://www.avocatparis.org/mon-metier-davocat/publications-du-conseil/nouvelle-annexe-xxiv-vademecum-de-lavocat-charge-dune.
Malgré cette normativité, les enquêtes internes interrogent encore. Comment rester indépendant alors même qu’une action est menée sous l’autorité et les instructions du Deparment of Justice américain ou du Serious Fraud Office britannique ?7
La coopération entre autorités et avec les autorités, un nouveau paramètre pour la défense
La nouvelle faculté ouverte aux entreprises (malheureusement pas encore aux personnes physiques) de conclure des accords négociés avec les autorités de poursuite françaises introduite par la loi Sapin 2 (sous la forme de la CJIP)8, a ouvert une nouvelle voie dans la stratégie de défense des entreprises en apportant un concours à une poursuite (ou en l’anticipant) notamment par les enquêtes internes destinées à obtenir la vision la plus détaillée possible des dysfonctionnements et infractions allégués.
Mais elle a surtout, et de façon imprévue par le législateur, ouvert la voie à une coopération judiciaire dans la négociation. Désormais deux autorités peuvent se coordonner et conclure des accords négociés avec une entreprise, étendant la coopération avec une autorité à la coopération entre autorités dans ce domaine. La CJIP entre le Procureur National Financier (“PNF”) et la Société Générale9, symbole d’une action coordonnée avec le Department of Justice et le Procureur fédéral du district Est de New York, illustre cette nouvelle ère de la coopération. En effet, et alors même que l’enquête sur les faits a été menée par les seules autorités américaines, une signature simultanée d’une CJIP et d’un Deferred prosecution agreement (“DPA”) a eu lieu.
Il revient donc désormais aux praticiens d’anticiper dans les dossiers transfrontaliers l’action concertée, coordonnée et commune d’une pluralité d’autorités de poursuites. Les relations bilatérales dans la négociation se sont ouvertes et deviennent pluripartites, menant à un véritable jeu de stratégie pour l’avocat de l’entreprise dans la négociation globalisée qu’il devra mener de front avec les autorités.
Ce changement de paradigme juridique s’avère cohérent avec la globalisation économique, le droit se diffuse et s’uniformise au-delà des frontières pour répondre à l’internationalisation des activités économiques des entreprises. Bien qu’il puisse heurter les schémas traditionnels d’une investigation publique menée par l’autorité et la vision historique d’une pratique du droit pénal des affaires de « défense » plus que de « coopération », il impose une pratique renouvelée de ce droit pénal économique en accord avec la réalité du monde économique globalisé où coopération et défense ne sont plus antinomiques.
- 20140702, Valérie de Senneville, De nombreux « deals » de justice avec les entreprises françaises, in Les Echos, (“[Le New York Times] constate que, sur les dix plus gros accords depuis l’adoption du Foreign Corrupt Practices Act, (FCPA) en 1977, neuf ont concerné des entreprises non américaines, dont trois françaises”).
- Article 14 du Code de procédure pénale.
- Article 61-1 du Code de procédure pénale pour l’audition libre par exemple.
- Cass. Soc. 15 décembre 2010, n°08-42486.
- Article 1 de la Loi n° 68-678 du 26 juillet 1968.
- Pratique dont le nom est issue de la décision de la Cour suprême des Etats-Unis, Upjohn Company v. United States, 449 U.S. 383 (1981).
- Cette question a d’ailleurs été posée à plusieurs reprises aux Etats-Unis, cf. United States v. Stein (2008) et Gilman v. Marsh & Mc Lennan Cos (2016).
- Article 22 de la Loi n°2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique.
- Signée le 24 mai 2018 et validée par le Président du Tribunal de Grande Instance de Paris le 4 juin 2018.